Transfert de rayonnement

Auteur: Cecilia Pinto & Sylvie Cabrit

Notions de transfert de rayonnement

L'analyse des spectres interstellaires requiert l'introduction d'un certain nombre de notions théoriques de transfert de rayonnement. Cette théorie consiste en une description macroscopique de la propagation du rayonnement et de son interaction avec la matière qui compose le milieu traversé. Dans cette description le rayonnement est supposé se propager, dans le vide ou dans un milieu homogène, rectilignement (les lignes de propagation sont appelées rayons) si l'échelle du système considéré est très supérieure à la longueur d'onde du rayonnement.

definitionIntensité spécifique

On considère en un point de l'espace un faisceau de rayonnement contenu dans un angle solide d\omega, dans un intervalle de fréquence de \nu à \nu + d\nu et traversant une surface dS perpendiculaire à sa direction de propagation. L'énergie de ce rayonnement qui passe à travers la surface pendant le temps dt est : dE_\nu=I_\nu dS d\nu d\omega dt. Le coefficient de proportionnalité I_\nu dans cette expression est appelé intensité spécifique et représente donc l'énergie par unité de surface, par unité de fréquence, par unité d'angle solide et par unité de temps, qui traverse une surface perpendiculaire au faisceau de rayonnement. L'intensité spécifique s'exprime en erg cm-2 Hz-1 sr-1 s-1 dans le système CGS. Si la direction du rayonnement, centrée sur l'angle solide d\omega, fait un angle \theta avec la normale à dS (voir la figure), la surface efficace perpendiculaire au faisceau vaut dS\cos\theta et l'énergie s'écrit alors : dE_\nu=I_\nu dS\cos\theta d\nu d\omega dt.

Intensitespecifique.png
Crédit : Cecilia Pinto

L'intensité spécifique est fonction du point de l'espace considéré, de la direction du rayonnement, de la fréquence et du temps. Elle peut être exprimée en termes de longueur d'onde plutôt que de fréquence avec l'égalité : I_\lambda |d\lambda| = I_\nu |d\nu|. Puisque \nu = \frac{c}{\lambda}, on en déduit que I_\lambda=I_\nu \frac{c}{\lambda^2} avec I_\lambda en erg cm-2 \AA-1 sr-1 s-1. L'intensité spécifique est une quantité fondamentale dont dérivent les autres grandeurs physiques qui caractérisent le rayonnement, comme la densité d'énergie monochromatique u_\nu par unité de volume et par unité d'intervalle de fréquence, u_\nu = \frac{1}{c}\int I_\nu d\omega, ou le flux net F_\nu, c'est-à-dire le flux d'énergie par unité de surface, de fréquence et de temps, F_\nu = \int I_\nu \cos \theta d\omega .


Interaction rayonnement-matière

La conservation de l'énergie implique que l'intensité spécifique du rayonnement reste constante le long d'un rayon uniquement si la propagation se produit dans l'espace vide. Autrement dit, l'intensité spécifique est indépendante de la distance entre la source de rayonnement et l'observateur en l'absence de gains ou pertes d'énergie le long de la ligne de visée. Lorsqu'un rayonnement traverse un milieu, l'interaction avec la matière qui le compose ajoute ou soustrait de l'énergie du faisceau. Cette modification de l'intensité spécifique se réalise par des processus d'émission, d'absorption et de diffusion.

Coefficient d'extinction

Lorsqu'un faisceau d'intensité spécifique I_\nu traverse une épaisseur ds de matière, il subit une atténuation dI_\nu proportionnelle à I_\nu telle que : dI_\nu = -k_\nu I_\nu ds. La quantité k_\nu est appelée coefficient d'extinction et inclut à la fois les processus d'absorption et de diffusion. On peut donc l'exprimer comme la somme d'un coefficient d'absorption \alpha_\nu et d'un coefficient de diffusion \sigma_\nu : k_\nu=\alpha_\nu+\sigma_\nu. L'absorption résulte de divers processus physiques intervenant dans le milieu qui impliquent des changements des degrés de liberté internes d'un atome ou d'une molécule. Des exemples de ces processus sont :

Il faut remarquer que le coefficient d'absorption \alpha_\nu dépend de l'état thermodynamique de la matière traversée (pression, température, abondances chimiques) en un point donné du milieu. Le faisceau peut perdre de l'énergie également à cause du processus de diffusion, qui change à la fois la direction et l'énergie des photons. Cette énergie, contrairement au processus d'absorption, n'est pas transformée en énergie cinétique du milieu. Les variations locales d'énergie associées au processus de diffusion dépendent donc principalement du champ de rayonnement et faiblement des propriétés thermodynamiques locales du milieu.

Coefficient d'émission

Le coefficient d'émission monochromatique est défini comme l'énergie émise par unité de temps, par unité d'angle solide, par unité de volume et dans un intervalle de fréquence de d\nu à \nu + d\nu : dE_\nu=j_\nu dV d\nu d\omega dt. Il s'exprime en erg cm-3 Hz-1 sr-1 s-1. En parcourant une distance ds, un faisceau de rayonnement de section efficace dA traverse un volume dV=dAds. On en déduit que l'intensité ajoutée au faisceau par l'émission est dI_\nu = j_\nu ds. L'émission résulte de la combinaison des processus physiques inverses à ceux qui provoquent l'absorption. Ces processus sont :

Les photons diffusés peuvent également contribuer à l'émission. Dans ce cas le coefficient d'émission dépend de la distribution angulaire du rayonnement diffusé. Cette dépendance est exprimée sous forme d'une intégrale sur l'angle solide de diffusion, ce qui complique considérablement les calculs. La diffusion ne sera pas prise en compte dans la suite du cours.


L'équation de transfert de rayonnement

L'équation de transfert de rayonnement décrit la variation de l'intensité spécifique le long de la direction de propagation d'un faisceau de rayonnement traversant un milieu qui absorbe et émet. En se limitant au cas stationnaire (intensité spécifique indépendante du temps) et en négligeant la diffusion du rayonnement, cette équation se réduit à une équation différentielle ordinaire qui peut être résolue à chaque fréquence donnée, les coefficients d'absorption et d'émission étant connus. Lorsque les effets de diffusion sont inclus, l'équation devient une équation intégro-différentielle, car l'émission entraîne une intégrale de l'intensité spécifique sur l'angle solide de diffusion (voir la page Interaction rayonnement-matière), et il faut employer des méthodes numériques pour sa résolution.

Equation de transfert et profondeur optique

Dans le cas stationnaire et en absence de diffusion, l'équation de transfert est obtenue par le bilan d'énergie absorbée et émise dans le passage d'un faisceau de rayonnement à travers un volume élémentaire d'épaisseur ds et surface dS = 1 perpendiculaire à la direction de propagation s. En utilisant les définitions des coefficients d'absorption et d'émission données à la page Interaction rayonnement-matière on obtient :

\frac{dI_\nu}{ds} = -\alpha_\nu I_\nu+ j_\nu .

Considérons d'abord le cas limite où le milieu émet, mais n'absorbe pas le rayonnement. Dans ce cas \alpha_\nu=0 et l'équation de transfert devient : \frac{dI_\nu}{ds} =  j_\nu qui admet la solution I_\nu(s) = I_\nu(s_0) + \int_{s_0}^sj_\nu(s^{'} )ds^'. Cela signifie que l'augmentation de l'intensité spécifique entre la position initiale s_0 et le point final s est égale au coefficient d'émission intégré le long de cette "ligne de visée" à travers la couche de matière.

Dans le cas inverse où le milieu absorbe, mais n'émet pas de rayonnement (j_\nu=0) on obtient : \frac{dI_\nu}{ds} =  -\alpha_\nu I_\nu , dont la solution est I_\nu(s) = I_\nu(s_0) e^{- \int_{s_0}^s\alpha_\nu(s^{'} )ds^{'}}. L'intensité spécifique au point final s est égale à l'intensité spécifique au point initial s_0, atténuée par un facteur exponentiel dont l'argument est l'intégrale du coefficient d'absorption le long de la ligne de visée entres_0 et s. Cette intégrale est un nombre sans dimension appelé la profondeur optique du milieu:

 \tau_\nu=\int_{s_0}^s\alpha_\nu(s^{'} )ds^'.

La solution de l'équation de transfert dans un milieu purement absorbant s'écrit alors I_\nu(s) = I_\nu(s_0) e^{- \tau_\nu}. On voit ainsi que la profondeur optique détermine la fraction de l'intensité incidente qui peut s'échapper du milieu. Afin de mieux comprendre le concept de profondeur optique, on introduit le libre parcours moyen du rayonnement qui représente la distance moyenne qu'un photon parcourt à travers un milieu sans être absorbé. Le coefficient \alpha_\nu est l'inverse de ce libre parcours moyen, pour un photon de fréquence \nu. La profondeur optique \tau_\nu est donc égale au nombre total de libres parcours moyens traversés entre s_0 et s. Si la distance à travers le nuage est égale au libre parcours moyen (\tau_\nu = 1), l'intensité subit une atténuation d'un facteur e-1 =0.368, ie. en moyenne seulement 36.8% des photons incidents sortiront du nuage. Si la distance parcourue équivaut à deux fois le libre parcours moyen (\tau_\nu = 2), seulement 13.5% (e-2 =0.135) des photons incidents survivront en traversant le nuage. Pour cette raison, un milieu caractérisé par une profondeur optique \tau_\nu>1 est dit optiquement épais ou opaque, alors qu'un milieu avec \tau_\nu<1 est dit optiquement mince ou transparent.

Solution formelle de l'équation de transfert

La solution formelle de l'équation de transfert dans le cas général où à la fois absorption et émission sont présentes est obtenue en effectuant le changement de variable ds = \alpha_\nu d\tau_\nu et en définissant la quantité S_\nu=\frac{j_\nu}{\alpha_\nu} (appelée fonction source) ; l'équation prend la forme :

\frac{dI_\nu}{d\tau_\nu} = -I_\nu+ S_\nu .

En intégrant cette équation (après avoir multiplié tous les termes par e^{\tau_\nu} et posé s_0=0) on obtient la solution formelle :

I_\nu(\tau_\nu) = I_\nu(0)e^{-\tau_\nu} + \int_{0}^{\tau_\nu}e^{-(\tau_\nu-\tau_\nu^{'} )}S_\nu (\tau_\nu^{'} )d\tau_\nu^' .

L'interprétation physique de cette formule est claire. Le premier terme représente l'intensité de rayonnement initiale atténuée par l'absorption qui intervient sur le parcours de 0 à s. Le second terme décrit l'émission dérivant de toutes les couches s^{'} (car S_\nu d\tau_\nu=j_\nu ds) dont la contribution est atténuée par la profondeur optique \tau_v-\tau_\nu' entre le point d'émission s^{'} et le points s où l'on calcule l'intensité.

Dans le cas particulier d'un milieu homogène où la fonction source est uniforme, la solution formelle ci-dessus s'intègre analytiquement pour donner une formule qui sera très utilisée dans la suite de ce cours :

I_\nu(\tau_\nu) = I_\nu(0)e^{-\tau_\nu} + (1 - e^{-\tau_\nu} )S_\nu .


Coefficients d'Einstein

L'équation de transfert décrit la variation macroscopique de l'intensité spécifique du rayonnement lorsqu'il traverse de la matière. De leur coté, les coefficients d'absorption et d'émission qui apparaissent dans cette équation contiennent l'information concernant les processus microscopiques qui interviennent. En étudiant l'interaction entre le rayonnement et un système (atome ou molécule) avec des niveaux d'énergie quantifiés, Einstein a identifié 3 processus d'émission et d'absorption de photons, caractérisés chacun par un coefficient. Il est donc possible d'exprimer l'équation de transfert en fonction de ces coefficients et d'en dériver des solutions en fonction des propriétés microscopiques locales de l'atome considéré.

definitionDéfinition des coefficients d'Einstein

Considérons pour simplifier un milieu formé d'atomes (ou de molécules) identiques avec seulement deux niveaux d'énergie : le niveau fondamental l et le niveau excité u, séparés par une énergie \Delta E. Nous nous intéressons aux transitions radiatives entres ces deux états. Comme nous verrons en détail dans la suite du cours ces transitions ne se produisent pas uniquement à la fréquence \nu_0=\frac{\Delta E}{h} mais également aux fréquences voisines de \nu_0. Par conséquent les raies spectrales associées à ces transitions sont caractérisées par un profil de raie \phi(\nu) , piqué à la fréquence \nu=\nu_0 , qui décrit l'efficacité des fréquences voisines de \nu_0 à induire ces transitions. L'agitation thermique du gaz (mouvement brownien) produit par exemple un élargissement du profil par effet Doppler, car un atome en mouvement peut absorber un photon de fréquence légèrement différente de \nu_0. La largeur du profil est alors de l'ordre de \Delta\nu = \nu_0 \Delta V / c = (\nu_0/c) \sqrt{kT/m}. Dans la suite on fera l'hypothèse que la forme de la raie est la même en absorption et en émission. Les 3 processus de transitions radiatives quantifiés par Einstein sont les suivants :

  1. L'émission spontanée qui est la désexcitation spontanée du niveau u vers le niveau l par l'émission d'un photon d'énergie \Delta E. Cette transition se produit même en l'absence d'un champ de rayonnement. Elle est caractérisée par le coefficient d'Einstein A_{ul}, qui représente une probabilité de transition par unité de temps et est exprimé en s-1. Ce coefficient ne dépend que des termes de couplages électro-magnétique entre les 2 niveaux quantiques u et l.
  2. L'absorption stimulée (ou excitation radiative) qui est l'absorption d'un photon d'énergie \Delta E, faisant passer les atomes du niveaux l au niveau u. Elle est caractérisée par une probabilité de transition par unité de temps B_{lu} u_\nu, où B_{lu} est le coefficient d'absorption d'Einstein et u_\nu=\frac{4\pi I_\nu}{c} est la densité d'énergie monochromatique à la fréquence \nu pour un champ de rayonnement isotrope.
  3. L'émission stimulée qui est le processus inverse de l'absorption stimulée : Lors de cette transition, l'atome absorbe un photon d'énergie \Delta E et passe de l'état u à l'état l en emettant un deuxième photon identique à celui qu'il a absorbé. Ce processus est caractérisé par une probabilité par unité de temps B_{ul} u_\nu.

Les 3 coefficients d'Einstein décrivant les probabilités de ces 3 processus sont reliés par les relations d'Einstein :

A_{ul}=\frac{8\pi h\nu_0^3}{c^3}B_{ul} et

g_uB_{ul}=g_lB_{lu}.

Il est important de noter que ces relations ne dépendent ni de la température du gaz, ni du profil de la raie. Elles représentent des relations de bilan détaillé, c'est-à-dire des relations entre un processus microscopique quantique et son processus inverse, dans ce cas l'absorption et l'émission de rayonnement. La connaissance d'un seul des coefficients d'Einstein (à partir de calculs quantiques) permet ainsi de déterminer les 2 autres. Notons aussi que ces coefficients donnent la probabilité de transition par atome dans le niveau de départ (u ou l) considéré. Le bilan net de ces 3 types de transitions va donc dépendre des densités de populations moyennes respectives dans les niveaux u et l.

L'équation de transfert en termes de coefficients d'Einstein

Considérons un rayonnement à la fréquence \nu (contenue dans le profil de la raie) qui arrive sur une tranche du milieu avec une intensité spécifique I_\nu par unité de surface, de fréquence, et d'angle solide. Le long de la distance ds dans sa direction de propagation, l'intensité sera augmentée à la fois par l'émission spontanée et par l'émission stimulée des atomes dans l'état u ; simultanément elle sera diminuée par l'absorption de photons par les atomes dans l'état l. Considérons d'abord le cas de l'émission spontanée : le nombre total d'atomes dans l'état u rencontré par unité de surface est n_u ds. L'augmentation d'intensité à la fréquence \nu causée par ce processus est obtenue en multipliant n_u ds par le coefficient d'Einstein correspondant A_{ul} divisé par 4\pi (car chaque photon est supposé émis ou absorbé de façon isotrope et nous regardons la variation par unité d'angle solide), par le profil de la raie \phi(\nu), et enfin par l'énergie de chaque photon (h\nu) ; en appliquant le même raisonnement à l'émission et absorption stimulées, le bilan de ces transition radiatives donne l'équation de transfert :

\frac{dI_\nu}{ds} = \frac{h\nu }{4\pi} \phi(\nu) [n_u A_{ul} +(n_u B_{ul} - n_l B_{lu})\frac{4\pi I_\nu}{c}] .

En comparant avec l'expression générale de l'équation de transfert \frac{dI_\nu}{ds} =  j_\nu -\alpha_\nu, présentée dans la section précédente on obtient en fonction des coefficients d'Einstein :

le coefficient d'émissivité j_\nu=\frac{h\nu }{4\pi} \phi(\nu) n_u A_{ul}

le coefficient d'absorption \alpha_\nu=\frac{h\nu }{c} \phi(\nu) (n_l B_{lu}-n_u B_{ul})

et la fonction source, S_\nu = \frac{j_\nu}{\alpha_\nu} =\frac{c }{4\pi} \frac{n_uA_{ul}}{(n_lB_{lu}-n_uB_{ul})} .

On remarque que la fonction source S_\nu ne dépend pas de \phi(\nu), mais uniquement des coefficients d'Einstein et des populations des niveaux impliqués. Plus précisément elle ne dépend que du rapport entre ces populations . En effet, en utilisant les relations entre coefficients d'Einstein données ci-dessus, on obtient :

S_\nu=\frac{2h\nu_0^3 }{c^2} \big( \frac{g_{u}n_l} {g_{l}n_u}-1 \big)^{-1}, où g_u et g_l sont les poids statistiques (dégénérescences) de chaque niveau.

En utilisant les relations d'Einstein on voit aussi que le coefficient d'absorption peut se réécrire sous la forme :

\alpha_\nu=\frac {c^2 A_{ul}} {8\pi \nu_0^2 } \phi(\nu) n_l\frac{g_u}{g_l}[1-\frac{n_ug_l}{n_lg_u}].

Si l'on dénote par f_u et f_l les fractions n_u / n et n_l / n d'atomes qui sont dans les niveaux u et l, on remarque qu'\alpha_\nu est proportionnel à la densité volumique totale des atomes, n, et à une fonction qui ne dépend que de f_u et f_l, c'est-à-dire à la répartition statistique des atomes entre leurs différents niveaux d'énergie. Il en découle que la profondeur optique, obtenue en intégrant cette quantité le long de la ligne de visée, sera proportionnelle à N=\int n ds que l'on appelle la densité de colonne des atomes (en unité d'atomes par cm-2), c'est-à-dire le nombre d'atomes dans un cylindre de section unité le long de la ligne de visée. C'est par ce biais que l'observation des raies spectrales pourra nous donner accès à la masse de gaz émetteur --- à condition que l'on puisse connaître (ou estimer) les fractions f_u et f_l d'atomes peuplant les niveaux u et l, ou en d'autres termes les "conditions d'excitation" de la transition.


Conditions d'excitation et intensité émergente

Puisque les coefficients d'absorption et d'émission dépendent des populations des niveaux, la résolution de l'équation de transfert de rayonnement requiert la connaissance de l'état d'excitation de l'atome (ou de la molécule). De façon générale, ces conditions d'excitation dépendent à la fois de la température, de la densité, et du champ de rayonnement dans lequel baigne le gaz. Nous introduisons ici les quantités importantes (densité critique, équilibre thermodynamique local, et température d'excitation) qui permettent de caractériser ces conditions d'excitation et de comprendre les observations spectrales du milieu interstellaire.

Densité critique et Equilibre thermodynamique local

En régime stationnaire, la fraction d'atomes (ou "population") dans chaque niveau est fixée par l'équilibre statistique entre les taux de transitions qui peuplent ce niveau et celles qui le dépeuplent. Ces transitions sont produites non seulement par les 3 processus radiatifs d'absorption et émission discutés plus haut, étudiés par Einstein, mais aussi par des processus collisionnels d'excitation et désexcitation, lors de collisions inélastiques de l'atome considéré avec les particules les plus abondantes et rapides du milieu (H2, He, H, et les électrons si les gaz est significativement ionisé). Pour chaque transition, on peut calculer une densité critique au-dessus de laquelle les transitions collisionnelles deviennent plus importantes que les transitions radiatives. Pour les systèmes à deux niveaux, et avec un seul collisionneur dominant, elle s'écrit simplement :

n_{crit}=\frac{A_{ul}}{\langle\sigma_{ul}v\rangle}

\sigma_{ul} est la section efficace de désexcitation collisionnelle, qui dépend en général de la vitesse v du collisionneur. Les crochets signifient qu'on prend la moyenne sur toute la distribution statistique des vitesses v (distribution Boltzmanienne) ce qui donne une valeur dépendant de la température du gaz.

Lorsque la densité des collisionneurs n_{coll} \gg n_{crit}, les transitions radiatives sont négligeables devant les transitions collisionnelles et on atteint l'équilibre thermodynamique local (ou ETL), où les populations relatives des niveaux des atomes (ou molécules) ne dépendent ni de n_{coll} ni du champ de rayonnement et obéissent simplement à la loi de Boltzmann :

\frac{n_u }{n_l}=\frac{g_u }{g_l}e^{-h\nu_0/kT_{kin}}

ici T_{kin} est la température cinétique des collisionneurs, qui caractérise la distribution de vitesse des particules, k la constante de Boltzmann, \nu_0 est la fréquence de la transition entre les états u et l, g_u et g_l sont les poids statistiques. Plus le coefficient d'Einstein est fort, et plus la densité critique nécessaire pour atteindre l'ETL sera élevée. Cette densité critique est très variable selon les espèces et les transitions considérées : elle est très faible pour la raie hyperfine de l'hydrogène atomique (voir ci-dessous), de l'ordre de 1000 cm-3 pour les premières raies rotationnelles de CO, mais atteint 108 cm-3 pour H2O.

Température d'excitation de la transition

Par analogie avec la loi de Boltzmann, on peut toujours définir une température d'excitation de la transition T_x , telle que

\frac{n_u }{n_l}=\frac{g_u }{g_l}e^{-h\nu_0/kT_x}.

A l'équilibre thermodynamique local (ETL), on a T_x = T_{kin}. Dans le cas contraire, T_x dépend aussi du rapport n_{coll} / n_{crit} et de l'intensité du champ de rayonnement local, qui peuvent varier fortement d'un point à l'autre. Elle peut être inférieure à T_{kin} (cas le plus courant dans le MIS) ou bien supérieure si le pompage radiatif est important (par exemple à proximité d'une source de rayonnement intense), voire négative en présence d'un effet maser (inversion de population). En outre, il peut y avoir des températures d'excitation différentes pour différentes transitions d'un même atome.

En insérant cette définition de la température d'excitation dans la définition de la fonction source dérivée dans la page Coefficients d'Einstein, on peut exprimer la fonction source comme une fonction de Planck :

S_\nu=\frac{2h\nu_0^3 }{c^2} \frac{1}{( \frac{g_{u}n_l} {g_{l}n_u}-1)} =\frac{2h\nu_0^3 }{c^2} \frac{1}{e^{h\nu_0 /kT_x}-1}=B_{\nu_0}(T_x).

Notons aussi que le coefficient d'absorption peut s'écrire :

\alpha_\nu=\frac {c^2 A_{ul}} {8\pi \nu_0^2 } \phi(\nu) n_l\frac{g_u}{g_l}[1-\frac{n_ug_l}{n_lg_u}]  = \frac {c^2 A_{ul}} {8\pi \nu_0^2 } \phi(\nu) n_l\frac{g_u}{g_l}[1-e^{-h\nu_0/kT_x}] .

Si la température d'excitation est uniforme le long de ligne de visée, la solution formelle de l'équation du transfert radiatif devient :

I_\nu(\tau_\nu) = I_\nu(0)e^{-\tau_\nu} + (1 - e^{-\tau_\nu} )B_\nu(T_x) .

Notons qu'aux fréquences situées en dehors du profil spectral de la raie, on aura \phi(\nu) = 0, donc \tau_\nu = 0, et I_\nu = I_\nu(0). Ceci définit le niveau du "continuum" que l'on mesure autour de la raie spectrale. Dans ce qui suit nous allons examiner sous quelles conditions la raie apparaîtra en émission ou en absorption par rapport à ce niveau de continu de référence.

Raie spectrale en émission ou en absorption

Définissons maintenant une "température effective de fond", T_{bg}, telle que l'intensité du continu en dehors de la raie s'écrive

 I_\nu(0) = B_\nu(T_{bg}). La solution formelle de l'équation du transfert radiatif devient

I_\nu(\tau_\nu) - I_\nu(0) = (1 - e^{-\tau_\nu} )[B_\nu(T_x) - B_\nu(T_{bg})] .

On voit que si T_x > T_{bg} alors le terme de droite est positif et la raie spectrale apparaîtra en émission, avec une intensité supérieure au niveau du continu I_\nu(0) ; alors que si T_x < T_{bg} la raie apparaîtra en absorption, avec une intensité qui descend sous le niveau du continu. Enfin dans le cas particulier où T_x = T_{bg}, la raie spectrale se confondra avec le continu et ne sera plus observable en tant que telle. Cette situation ne se rencontre que très rarement dans le MIS.

Limites optiquement épaisse et optiquement mince

Dans un milieu optiquement épais (\tau_\nu \gg 1), on obtient I_\nu(\tau_\nu)  =B_\nu(T_x)  : le rayonnement d'un nuage optiquement épais s'apparente au rayonnement d'un corps noir à la température d'excitation T_{x} de la transition considérée. Si de plus on est à l'ETL, alors T_x = T_{kin} et on peut déduire la température cinétique du gaz à partir de I_\nu. Cette technique s'applique par exemple à la raie rotationnelle fondamentale de CO à une longueur d'onde de 2.6mm ; elle donne des valeurs typiques de température de 10-20 K dans les nuages moléculaires. Par contre, on voit que dans le cas optiquement épais l'intensité ne dépend plus de \tau_\nu, c'est-à-dire de la quantité de matière traversée ; on dit que la raie est "saturée". Il n'est donc pas possible de déduire la masse de gaz.

Pour un milieu optiquement mince (\tau_\nu \ll 1), on obtient I_\nu(\tau_\nu) - I_\nu(0) = \tau_\nu [B_\nu(T_x) - B_\nu(T_{bg})] : l'excès d'intensité au-dessus du continu est proportionnel à l'opacité, dont nous avons vu qu'est elle-même proportionnelle à la densité colonne N de l'atome considéré, et à une fonction de T_x (qui fixe les populations relatives des niveaux). Avec une estimation indépendante de T_x (par ex. T_{kin} si la raie est à l'ETL), il est donc possible de déduire de ces observations la valeur de N, et ensuite de la masse de gaz si la taille de la région d'émission et l'abondance de l'atome ou molécule sont connues. Cette technique est utilisée par exemple pour mesurer les masses des nuages moléculaires, grâce à des isotopes peu abondants comme 13CO et C18O qui sont (généralement) optiquement minces.

Enfin, une façon d'obtenir à la fois la température et la densité colonne de gaz est la combinaison d'observations en absorption et en émission. Nous en verrons un exemple détaillé plus loin avec la raie hyperfine de HI à 21 cm.

Limite de Rayleigh-Jeans et Température de brillance

Aux fréquences radio, on a en général h\nu << kT si bien que e^{h\nu/kT} - 1 \simeq h\nu/kT et la fonction de Planck s'écrit :

B_\nu(T)\simeq \frac{2kT\nu^2}{c^2}.

Il s'agit de l'approximation de Rayleigh-Jeans pour le spectre de corps noir. Par extension de cette expression, les radioastronomes ont l'habitude d'exprimer l'intensité spécifique en termes de température de brillance T_B définie par :

T_B= \frac{c^2}{2k\nu^2}I_\nu,

et ce même en dehors du domaine de validité de l'approximation de Rayleigh-Jeans. L'équation de transfert s'écrit alors : T_B(\tau_\nu) =T_B (0) e^{-\tau_\nu}+(1-e^{-\tau_\nu})J_\nu(T_x) où on a défini la fonction

J_\nu(T) \equiv (h\nu/k) /( e^{h\nu/kT} -1) qui tend vers T dans la limite de Rayleigh-Jeans.


Application : la raie à 21 cm de l'hydrogène neutre

Les notions de transfert de rayonnement apprises au cours de ce chapitre nous donnent tous les éléments pour mieux comprendre les observations de la raie à 21 cm de HI que nous avons vu être le traceur principal de la composante de gaz atomique neutre du milieu interstellaire (voir la page Détection du gaz neutre atomique : raies spectrales).

Conditions d'excitation de la raie à 21cm

Dans la page Détection du gaz neutre atomique: raies spectrales nous avons vu que la raie à 21 cm (\nu_0 = 1420 MHz) correspond à une transition hyperfine du niveau fondamental de l'hydrogène atomique, où le photon est émis lorsque le spin de l'électron passe d'un état parallèle (g_u=3) à un état antiparallèle (g_l=1) au spin du proton. La transition possède un coefficient d'Einstein très faible A_{ul}= 2.85 x 10-15 s-1 (raie "interdite") mais la très grande quantité d'hydrogène le long de la ligne de visée dans la Galaxie la rend cependant parfaitement visible. Du fait de cette très faible valeur d'A_{ul}, la densité critique est elle aussi très faible : n_{crit}=10^{-2}T_K^{-1/2}  cm-3, T_K étant la température cinétique du gaz. Dans le milieu atomique neutre du MIS, les températures cinétiques typiques sont de l'ordre de 50-5000 K pour des densités de 30 à 0.1 cm-3 ; On a donc n \gg n_{crit} et les niveaux sont à l'équilibre thermodynamique local (ETL), c'est-à-dire T_x=T_s\simeq T_K (pour cette raie, la température d'excitation T_x est appelée "température de spin" T_s).

Puisque la température d'excitation typique est de 50-5000 K(= T_K du nuage), la raie à 21 cm peut être observée à la fois en émission et en absorption. La détection est en émission lorsque le nuage est observé sur le fond cosmologique plus froid à 2,7 K, ce qui est la situation la plus courante. La détection est en absorption lorsque le nuage s'interpose sur la la ligne de visée d'une source puissante de rayonnement continu radio synchrotron (quasar lointain) où T_{bg} \gg 5000 K. Les nuages absorbent alors les photons possédant la bonne énergie pour exciter les électrons du premier niveau hyperfin de l'hydrogène. Ce type d'observation en absorption nécessite un interféromètre pour que le signal vers la source continuum (ponctuelle) ne soit pas complètement "dilué" dans l'émission étendue provenant des lignes de visée adjacentes.

Mesure en émission: approximation optiquement mince

Nous allons maintenant calculer l'opacité de la raie à 21 cm en utilisant l'expression du coefficient d'absorption en fonction de la température d'excitation, obtenue dans la page Conditions d'excitation de la transition.

 \alpha_\nu = \frac {c^2 A_{ul}} {8\pi \nu_0^2 } \phi(\nu) n_l\frac{g_u}{g_l}[1-e^{-h\nu_0/kT_x}] .

Pour cette transition, on a \frac{g_u}{g_l}=3. De plus, à la basse fréquence de cette raie, 1420 MHz, nous sommes toujours dans le domaine h\nu<<kT (approximation de Rayleigh-Jeans). Le facteur de Boltzmann e^{-h\nu_0/kT} est donc proche de 1 et le rapport entre les populations des 2 sous-niveaux hyperfins à l'ETL vaut \frac{n_u}{n_l}\simeq \frac{g_u}{g_l}=3. Le gaz étant beaucoup trop froid pour peupler le premier niveau électronique excité n = 2 de l'hydrogène, l'essentiel des atomes se trouvent dans l'un de ces deux sous-niveaux hyperfins du niveau fondamental. La densité totale de HI est donc reliée à n_l par :

n_H=n_l+n_u=4n_l.

Enfin, dans le régime Rayleigh-Jeans, le facteur [1- e^{-h\nu_0/kT_s}] \simeq h\nu_0 / kT_s au premier ordre. En insérant ces expressions dans l'équation de \alpha_\nu on en déduit :

\tau_\nu=\int\alpha_\nu ds=\frac {c^2 A_{ul}}{8\pi \nu_0^2}\phi(\nu)\frac{3N_H}{4}\frac{h\nu_0}{kT_s },

N_H est la densité de colonne de l'hydrogène atomique neutre. On a fait ici l'hypothèse d'un milieu homogène, de sorte que T_s et \phi(\nu) ne dépendent pas de la position s le long de la ligne de visée. On note ainsi que la profondeur optique de la raie à 21 cm est inversement proportionnelle à la température de spin,

En supposant le rayonnement de fond négligeable et la raie optiquement mince, la température de brillance vaut : T_B(\nu) = \tau_\nu J_\nu(T_s) =\tau_\nu T_s (approximation de Rayleigh-Jeans). Puisque \tau_\nu est inversement proportionnel à la température de spin, on voit que T_s se simplifie dans cette expression et que l'intensité de la raie ne dépend plus de la température mais uniquement de la densité de colonne totale d'hydrogène, N_H, dont on obtient ainsi une détermination directe. Cette approche est souvent appliquée même dans des cas où l'approximation de raie optiquement mince ne peut pas être vérifiée, et il faut garder à l'esprit que les estimations de la densité de colonne ainsi obtenues sont alors des limites inférieures.

Mesure en absorption et émission: masse et température

Considérons l'absorption de la raie à 21 cm par une source de continuum radio variant lentement avec la fréquence dans un nuage de HI uniforme et écrivons la solution de l'équation de transfert en fonction de la température de brillance du continuum T_C et de la température cinétique du nuage de HI interposé T_K, telle que : T_B(\nu) = e^{-\tau_\nu} T_C+(1-e^{-\tau_\nu})T_K.

Les observations en absorption sont effectuées avec des interféromètres à haute résolution angulaire qui sont insensibles à l'émission étendue du nuage. Le deuxième terme dans l'équation pour la température de brillance est donc nul, et la solution devient T_{abs}(\nu) = e^{-\tau_\nu} T_C. Le rapport entre la température de brillance dans la raie d'absorption et la température de brillance dans le continu hors de la raie (où T_B(\nu) = T_C) permet d'obtenir la valeur de \tau_\nu. Mais comme la profondeur optique est proportionnelle à N_H / T_s (voir section précédente), il n'est pas possible de dériver la densité de colonne N_H à partir de ces mesures en absorption seules. Il faut une information supplémentaire sur la température du gaz.

La technique généralement adoptée est la combinaison de ces résultats avec des observations en émission effectuées à l'aide d'un radiotélescope à plus basse résolution angulaire pointé sur des régions immédiatement adjacentes, où l'intensité moyenne du fond est négligeable. Cela donne la quantité : T_{em}(\nu) =(1-e^{-\tau_\nu})T_K.

En combinant ces observations en absorption et en émission on voit qu'on peut déterminer à la fois la température cinétique T_K et la profondeur optique \tau_\nu (qu'on suppose identiques entre les 2 régions observées), et d'en déduire ainsi la densité de colonne N_Hdu nuage. Cette méthode est pratiquement la seule qui permet d'obtenir directement la température des nuages interstellaires atomiques.

Ces observations sont compliquées en présence d'un mélange des composantes tièdes et froides le long de la ligne de visée, qui sont difficiles à séparer. On montre ci-dessous le spectre d'un nuage de HI interposé entre l'observateur et le quasar 3C 161. En ordonnée est présentée la température d'antenne T_A, généralement utilisée par les radioastronomes comme mesure de l'énergie reçue par une antenne radio. Il s'agit de la température du corps noir qui entourerait totalement l'antenne pour donner le signal observé. La puissance captée par l'antenne est alors W_\nu=kT_A. Si l'antenne était parfaite, une région étendue de brillance uniforme T_B donnerait T_A=T_B (en général il faut introduire un facteur de rendement). La quantité en abscisse de la figure est la vitesse radiale donnée par la formule de l'effet Doppler v_{rad}= c (\nu_0 - \nu)/\nu_0 , utilisée d'habitude par les radioastronomes plutôt que la fréquence. La courbe en émission est associée au signal des régions immédiatement adjacentes. En soustrayant cette émission du signal obtenu avec l'antenne pointée sur le quasar on obtient la courbe en absorption. Enfin, la ligne en pointillé est due à une composante tiède pour laquelle l'absorption est plus faible.

Observations de la raie à 21 cm devant le quasar 3C 161
21cmabsorption.png
Crédit : Stahler & Palla, "The Formation of Stars"

Profils de raie pour les atomes et les molécules en l'absence de mouvements d'ensemble

On observe des raies spectrales en émission ou en absorption lors des transitions entre deux niveaux discrets dans un atome ou une molécule. Ces niveaux ne sont pas infiniment fins, de sorte que la raie est élargie. Afin de prendre en compte cet élargissement, nous avons introduit (voir la page Coefficients d'Einstein) un profil de raie \phi(\nu), normalisé et centré sur \nu_0=\frac{\Delta E}{h}, avec \Delta E>0 l'écart en énergie entre les niveaux. Dans cette page nous présenterons les différents processus qui causent l'élargissement et analyserons les caractéristiques des profils de raie associés à chacun de ces processus. Nous ne considérons pas les effets associés à la présence de champs électromagnétiques externes (par exemple l'effet Zeeman).

Largeur naturelle et collisionnelle : profil de raie Lorentzien

La largeur naturelle d'une raie spectrale est la largeur minimale que la raie, en émission ou en absorption, puisse présenter. Elle est reliée à l'inégalité de Heisenberg. Soit une transition entre les niveaux u et l d'un atome. Les relations d'incertitude nous donnent : \Delta E_u t_u\geq \hbar , où t_u représente la durée de vie du niveau u, telle que t_u=\frac{1}{A_{ul}} . La largeur de raie naturelle en énergie \Delta E correspond au cas de l'égalité. Elle est proportionnelle au coefficient d'Einstein d'émission spontanée en absence de rayonnement (en présence de rayonnement il faudra considérer ainsi la désexcitation stimulée qui contribue à réduire la durée de vie du niveau u et donc à augmenter la largeur de raie). Du fait de l'élargissement des niveaux il faut prendre en compte toutes les transitions possibles avec une énergie hv\simeq h\nu_0. On définit généralement une largeur naturelle de la raie en fréquence \gamma_{ul}=\sum_j A_{uj}+\sum_k A_{lk}=\gamma_u+\gamma_l , où les indices j et k correspondent à des états d'énergie inférieure respectivement à l'énergie du niveau supérieur et à l'énergie du niveau inférieur et les deux sommes donnent la largeur du niveau supérieur et du niveau inférieur. Par exemple, on observera une raie faible mais large si le niveau inférieur est fortement élargi.

Une autre cause d'élargissement de raie est représentée par les collisions qui perturbent l'atome pendant le processus d'émission. Les collisions modifient soudainement la phase du rayonnement émis par l'atome. Les sauts de phase se produisent à une fréquence moyenne \nu_{coll} (chaque atome subit en moyenne \nu_{coll} collisions par unité de temps) et contribuent à l'élargissement de la raie en fréquence qu'on écrit : \gamma_{coll}=2\nu_{coll}. Il faut remarquer que la fréquence des collisions augmente avec la densité du milieu. On s'attend donc à observer des élargissements collisionnels plus importants dans des environnement denses, comme les atmosphères planétaires et stellaires. Dans les nuages d'hydrogène atomique et les nuages moléculaires les effets collisionnels sont dominés par d'autres sources d'élargissement que nous allons voir dans la suite du cours (effet Doppler, turbulence). Puisque à la fois l'élargissement naturel et l'élargissement associé aux collisions sont caractérisés par des profils de la même forme, on peut définir une constante \Gamma=\Gamma_n+\Gamma_c qui contient une contribution naturelle \Gamma_n=\frac{\gamma_{ul}}{4\pi} et une contribution collisionnelle \Gamma_c=\frac{\gamma_{coll}}{4\pi}=\frac{\nu_{coll}}{2\pi} et décrire le profil de la raie tel que :

\phi(\nu)=\frac{1}{\pi}\frac{\Gamma}{(\nu-\nu_0)^2+\Gamma^2}.

Il s'agit d'une fonction lorentzienne caractérisée par son aire, calculée comme l'intégrale sur la fréquence et égal à 1, sa valeur maximale atteinte à \nu=\nu_0, qui vaut \phi(\nu_0)=\frac{1}{\pi \Gamma} et sa largeur totale à mi-hauteur en unité de fréquence FWHM (de l'anglais Full Width at Half Maximum). Cette largeur est déterminée en remplaçant la valeur de la fonction à mi-hauteur (\phi(\nu_0)=\frac{1}{2 \pi \Gamma} ) dans l'équation qui décrit \phi_\nu, dont on obtient FWHM=2\Gamma. Un profil Lorentzien centré (\nu_0=0) est montré sur la figure pour différentes valeurs de la constante \Gamma.

Profil de Lorentz
Lorentz.png
Crédit : Cecilia Pinto

Profils de raie associés aux mouvements d'ensemble d'atomes et de molécules

Agitation thermique : profil Doppler

Jusqu'à présent, nous avons considéré que les atomes et les molécules étaient à repos. Dans cette page nous allons analyser l'effet d'élargissement de raie par les mouvements des particules. Du fait de l'effet Doppler, les photons émis à une fréquence \nu_0 dans le référentiel d'un atome en mouvement seront détectés à une fréquence \nu\neq\nu_0 par l'observateur. Le décalage en fréquence d'un atome qui possède une vitesse relative le long de la ligne de visée V_z, pour des vitesses non relativistes, vaut : \frac{\nu-\nu_0}{\nu_0}= \frac{V_z}{c} .

Puisque chaque atome subit son propre décalage Doppler, l'effet net est un élargissement de la raie, tandis que son intensité totale ne change pas. Les atomes et les molécules d'un gaz effectuent des mouvement aléatoires dépendant de la température. La théorie cinétique des gaz prévoit que cette agitation thermique induit une distribution maxwellienne de vitesse. Le nombre d'atomes à la température T dont la projection de la vitesse sur l'axe de visée z est comprise entre V_z et V_z+dV_z est donc proportionnel à la fonction e{^\left (-\frac{MV_z^2}{2KT}\right)}dV_z, où M est la masse d'un atome. En utilisant la formule pour le décalage Doppler on déduit V_z=\frac{c(\nu-\nu_0)}{\nu_0} , dV_z=\frac{cd\nu}{\nu_0} et on peut exprimer la distribution des atomes en fonction de la fréquence. Par conséquent, l'intensité de l'émission dans l'intervalle de fréquence de \nu à \nu+d\nu est proportionnelle à e^{\left (-\frac{Mc^2(\nu-\nu_0)^2}{2\nu_0^2KT}\right)}d\nu. Si l'effet Doppler est la source dominant d'élargissement de la raie, son profil est la somme des contributions de chaque atome, ce qui donne un profil de forme gaussienne :

\phi_\nu= \frac{1}{\sqrt{\pi}\Delta_{\nu_D}}e^{-\left(\frac{\nu-\nu_0}{\Delta_{\nu_D}}}\right)^2 .

La quantité \Delta_{\nu_D}=\frac{\nu_0}{c}\left(\frac{2KT}{M}\right)^{\frac{1}{2}}, appelée largeur Doppler de la raie, est reliée à la largeur à mi-hauteur de la gaussienne par FWHM=2\Delta_{\nu_D}(ln{2})^{\frac{1}{2}. L'aire du profil, obtenue intégrant sur la fréquence, vaut 1 et sa valeur maximale, atteinte à \nu=\nu_0, est \phi(\nu_0)=\frac{1}{\sqrt{\pi}\Delta_{\nu_D}. Dans le milieu interstellaire, l'élargissement associé à l'effet Doppler est généralement plus important que la largeur naturelle et l'élargissement dû aux collisions. Un exemple est représenté par la raie à 21 cm de l'hydrogène atomique, l'élargissement lorentzien étant extrêmement faible puisque la durée de vie du niveau supérieur n'est limitée que par les collisions, rares dans le milieu interstellaire diffus.

D'autres mouvements peuvent se superposer à la distribution de vitesse due à l'excitation thermique. S'il s'agit d'un mouvement d'ensemble, le centre de la raie est globalement déplacé par effet Doppler. Si, par contre, il s'agit d'une distribution de vitesse supplémentaire, la raie subit un élargissement gaussien. Par exemple, en présence de mouvements aléatoires de turbulence au sein du milieu, la largeur Doppler devient, par composition de profils gaussiens : \Delta_{\nu_D}=\frac{\nu_0}{c}\left(\frac{2KT}{M}+V_{turb}^2\right)^{\frac{1}{2}}, où V_{turb} est la vitesse caractéristique de la turbulence. Dans les nuages interstellaires, la vitesse turbulente est de l'ordre de quelques kilomètres par seconde. Puisque la température des nuages n'est pas élevée, l'effet Doppler est dominé par la turbulence. Des mouvements turbulents plus importants ont été observés dans la nébuleuse d'Orion (voir le TP Spectre en émission).

Convolution de profils : profil de Voigt

En général, le profil d'une raie résulte de la composition des profils induits par tous les différents effets décrits précédemment : élargissement naturel, collisions, effet Doppler thermique et turbulent. On obtient un profil qui dérive de la convolution d'une courbe Lorentzienne et d'une courbe gaussienne appelé profil de Voigt. Ce profil est exprimé en termes d'une fonction mathématiquement connue, la fonction de Voigt H(v,a), dont les valeurs sont données dans la littérature : H(v,a)= \frac{a}{\pi}\int_{-\infty}^{+\infty}\frac{e^{-y^2}}{(v-y)^2+a^2}} dy . Cette forme est obtenue par un changement de variable dans les fonctions lorentzienne et gaussienne tel que : V_t=\sqrt{\frac{2KT}{M}}, \Delta_{\nu_D}=\frac{\nu_0V_t}{c}, a=\frac{\Gamma}{\Delta_{\nu_D}}, v=\frac{\nu-\nu_0}{\Delta_{\nu_D}} et donne le profil de raie normalisé :

\phi(\nu_0)=\frac{1}{\sqrt{\pi}\Delta_{\nu_D}H(v,a).

La fonction de Voigt est montrée sur la figure pour différentes valeurs du paramètre a qui quantifie l'importance relative des différents processus qui contribuent à l'élargissement de raie. On remarque que dans le cas limite d'élargissement naturel et collisionnel négligeable (a=0) la fonction a une forme gaussienne, tandis que c'est une lorentzienne pour un élargissement Doppler négligeable (voir par exemple la courbe a=20). En général la fonction présente une allure gaussienne au coeur (v=0) et lorentzienne dans les ailes.

Fonction de Voigt
Voigt.png
Crédit : M.R. Zaghloul, MNRAS, 375,1043,2007

Raies en absorption

Dans le premier chapitre du cours (Détection du gaz neutre atomique : raies spectrales) nous avons mentionné que les raies d'absorption interstellaires observées dans le visible et l'ultraviolet fournissent des informations précieuses sur les conditions physiques au sein du milieu interstellaire. Nous allons analyser en détail ce sujet en montrant comment on peut en déduire la densité de colonne des éléments observés.

Largeur équivalente

Considérons un milieu purement absorbant situé devant une source de rayonnement continu. Cette hypothèse est raisonnable pour les raies d'absorption dans le visible et l'ultraviolet pour lesquelles h\nu_0\gg KT_{ex}. Le niveau supérieur de la transition a une énergie très élevée et il est donc très peu peuplé, ce qui nous autorise à négliger l'émission spontanée et induite à partir du niveau supérieur. Sous ces hypothèses, la solution de l'équation de transfert et la profondeur optique se réduisent à I_\nu(\tau_\nu) = I_\nu(0)e^{-\tau_\nu} et \tau_\nu=N_l\frac {c^2 A_{ul}} {8\pi \nu^2 }\frac{g_u}{g_l}\phi(\nu) (voir les pages L'équation de transfert de rayonnement, Coefficients d'Einstein et L'état thermodynamique du gaz). Idéalement, la mesure du profil de la raie dépendant de la fréquence permet de déterminer la profondeur optique. Concrètement, la résolution spectrale limitée et le rapport entre le signal désiré de l'objet et le bruit de fond (rapport signal sur bruit) rendent plus pratique l'utilisation d'une quantité observable intégrée qu'on appelle largeur équivalente. Elle est, par définition : W=\int_{-\infty}^{+\infty}\frac{I_c-I_\lambda}{I_c}d\lambda, où I_c est l'intensité du continuum stellaire du spectre considéré et I_\lambda l'intensité de la raie à la longueur d'onde \lambda. On l'appelle largeur équivalente car cette quantité est équivalente à la largeur d'une raie absorbante rectangulaire allant du continu jusqu'à 0 et ayant la même aire que la raie observée. En remplaçant l'expression pour l'intensité de raie dans le cas de pure absorption et en posant  I(0)=I_c on obtient que W=\int_{-\infty}^{+\infty}(1-e^{-\tau_\nu)}d\lambda .

Courbe de croissance

On peut exprimer la profondeur optique de la raie en terme de la fonction de Voigt H(v,a), qui contient l'information sur le profil de la raie dans le cas général où la largeur naturelle, les effets collisionnels et l'effet Doppler sont pris en compte, et un paramètre \tau_0=\frac{N_l\sqrt{\pi}e^2f}{m_ec\Delta_{\nu_D}} qui représente la profondeur optique au centre de la raie et dépend de la densité de colonne, de la largeur Doppler de la raie et des caractéristiques de la transition atomique par la quantité f=\frac{m_ec^3}{8\pi^2 \nu^2e^2}A_{ul}\frac{g_u}{g_l} . Il s'agit d'un coefficient sans dimension souvent utilisé pour exprimer la probabilité d'émission spontanée qu'on appelle force de l'oscillateur. Il est possible de trouver dans la littérature des tables de f pour chaque raie. Nous pouvons donc écrire \tau_\nu=\tau_{0}H(v,a).

On identifie trois régimes concernant le profil de raie dépendant de la valeur du paramètre \tau_{0} et donc du nombre d'atomes absorbants le long de la ligne de visée.

Pour chaque raie spectrale il est donc possible de construire une courbe de croissance théorique où l'on porte log(W/\lambda) en fonction de log(Nf\lambda). Elle est composée d'une partie linéaire, d'une portion plate dont la position sur l'axe vertical dépend de la valeur de la largeur Doppler et d'une région dont la pente est fonction de la largeur naturelle (et éventuellement de la densité du gaz s'il existe une contribution des collisions à l'élargissement). Pour construire cette courbe il faut donc connaître \Delta_{\nu_D} et \gamma_{ul}. Dans ce cas, on peut placer la raie sur la courbe, en déterminant la largeur équivalente et en déduire la densité de colonne. Dans la figure on montre les courbes de croissance obtenues d'observations de l'étoile ζ Ophiuchi. Les valeurs mesurées, pour différents éléments à différentes longueurs d'onde provenant du même nuage, sont superposées à une courbe de croissance théorique obtenue avec une distribution fixée des vitesses, ce qui donne ainsi des renseignements sur la dispersion de vitesse ou les mouvement aléatoires d'ensemble au sein du nuage.

Courbe de croissance
Curbecroissance.png
Crédit : D. Morton, Apj, 197, 85, 1975

Absorption par les poussières interstellaires

Au cours du premier chapitre nous avons souligné l'importance des poussières pour le bilan énergétique (émission thermique et chauffage photoélectrique) et la chimie (déplétion des éléments) du milieu interstellaire. Pendant les travaux pratiques nous avons également constaté l'absorption de la lumière stellaire en comparant des images à différentes longueurs d'onde. Dans cette page nous allons détailler ce processus grâce aux notions de transfert de rayonnement acquises. Il faut remarquer que, différemment de l'absorption des atomes et des molécules que nous avons vu se produire dans des raies spectrales étroites, l'absorption par les poussières a lieu dans le continu, et dans quelques bandes larges produites par les modes de vibration ou pliage des molécules du matériau solide (silicates, glaces, PAHs...).

Extinction et rougissement interstellaires

La diminution de la luminosité d'une étoile vue à travers un nuage de poussières est due à deux phénomènes physiques : l'absorption des photons par le matériau du grain, et la diffusion des photons dans d'autres directions que la direction incidente. La somme de ces 2 processus est appelée extinction. Cette quantité dépend de la composition des poussières, de leur forme, de la distribution de leurs tailles et de la longueur d'onde. En particulier, la diffusion étant sélective en longueur d'onde, la lumière diffusée est plus bleue que celle de l'étoile, tandis que la lumière transmise à travers un nuage de poussières est plus rouge. La lumière diffusée forme des objets étendus, appelés nébuleuses par réflexion, qui réfléchissent la lumière de l'étoile illuminatrice et sont habituellement bleues. En expliquant les méthodes de mesure du champ magnétique (voir la page Source d'énergie : champ magnétique ) nous avons également mentionné que la lumière diffusée ou transmise est partiellement polarisée.

L'extinction d'un nuage de poussières à une longueur d'onde \lambda est décrite par la quantité A_\lambda (mesurée en magnitude), définie comme la différence entre la magnitude observée m_\lambda d'une étoile dont la lumière a traversé le nuage de poussières (de profondeur optique \tau_\lambda) et celle qu'on observerait en l'absence d'extinction, m_\lambda(0). Comme l'émission des poussières est en général négligeable à la longueur d'onde considérée, le flux spécifique F_\lambda est atténué par un facteur e^{-\tau_\lambda} . Avec la relation entre magnitude et flux, on obtient : A_\lambda(mag)=m_\lambda - m_\lambda(0) = -2.5log_{10}\left[\frac{F_\lambda(\tau_\lambda)}{F_\lambda(0)}\right]=-2.5log_{10}[e^{-\tau_\lambda}]=1.086\tau_\lambda. On voit que la valeur de A_\lambda en magnitude est essentiellement égale à l'opacité des poussières à cette longueur d'onde ; elle est donc proportionnelle à la densité colonne de poussières sur la ligne de visée.

Courbe d'extinction

On appelle courbe d'extinction la courbe où A_\lambda est portée en fonction de l'inverse de la longueur d'onde. Elle est obtenue en comparant à différentes longueurs d'onde la distribution spectrale d'énergie de deux étoiles supposées identiques, puisque de même type spectral et classe de luminosité, l'une de deux étoiles est fortement affectée par l'extinction et donc par la présence d'une grande quantité de poussières le long de la ligne de visée, l'autre se trouve en l'absence d'extinction. Afin d'obtenir un résultat indépendant de la quantité totale de poussières sur la ligne de visée, il est d'usage de normaliser la courbe ainsi obtenue à la différence d'extinction dans les bandes spectrales B (bleue, centrée à 4400 \mathring{A}) et V (visible, centrée à 5500 \mathring{A}) dite excès de couleur, E(B-V)=A_B-A_V. La courbe d'extinction totaleest alors donnée par A_\lambda/E(B-V) en fonction de 1/\lambda en μm-1. Cette courbe est indépendante de la densité colonne de poussières sur la ligne de visée. On peut aussi définir l'extinction sélective entre la longueur d'onde λ et la bande visible E(\lambda-V)/E(B-V)=(A_\lambda-A_V)/(A_B-A_V). Un exemple de courbe interstellaire moyenne de l'infrarouge proche à l'ultraviolet est montrée sur la figure ci-dessous. Dans cette courbe on peut distinguer trois régimes selon le domaine de longueur d'onde considéré : une croissance de l'extinction approximativement linéaire en 1/\lambda dans la partie proche infrarouge et visible, un pic ultraviolet centré à 2175 \mathring{A} associé à des particules carbonées, une forte augmentation dans l'ultraviolet lointain. La lumière reçue sera donc soumise à un rougissement à cause de la présence d'une extinction plus forte de la lumière bleue que de la lumière rouge.

Courbe d'extinction
Courbextionction.png
Crédit : Stahler & Palla, "The Formation of Stars"